Projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés :
le quoi et le comment
Michael Morden | Directeur
Service de recherche
Le présent rapport de recherche porte sur la raison d’être des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés en Ontario et sur les pratiques qui les entourent. Nous portons une attention particulière au processus qui assure le passage des idées à la législation.
Les projets de loi d’intérêt public constituent un levier important dont les députées et députés à l’Assemblée législative peuvent se servir pour faire évoluer la législation et les politiques publiques en Ontario. Ils permettent aux députées et députés d’arrière-ban de contribuer directement aux mesures législatives visant à répondre à des problèmes de fond. La grande majorité des projets de loi présentés par une députée ou un député ordinaire, plutôt qu’une ministre ou un ministre, ne sont jamais passés en loi. Toutefois, les dernières législatures ont connu une augmentation marquée du nombre de ces projets de loi qui ont été adoptés. De plus, ceux-ci peuvent se révéler porteurs de changement même sans devenir loi, en préparant le terrain pour des lois du gouvernement, en créant de la pression ou en attirant l’attention du public.
Qu’est-ce qu’un projet de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député?
La plupart des projets de loi adoptés par l’Assemblée législative de l’Ontario sont des projets de loi du gouvernement; ceux-ci sont déposés par une ou un ministre au nom du Conseil des ministres. Toutefois, à l’instar des autres parlements du modèle de Westminster, l’Assemblée donne aussi l’occasion aux députées et députés qui ne font pas partie du Conseil des ministres ni du Conseil exécutif de présenter leurs propres projets de loi.
Les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés qui sont passés en loi ont les mêmes effets législatifs qu’un projet de loi du gouvernement ayant été adopté. Ils peuvent modifier des lois ou en créer de nouvelles. La grande différence, c’est qu’ils ne peuvent pas être de nature financière, c’est-à-dire porter sur la mobilisation ou la dépense de deniers publics. Cette restriction est codifiée dans le Règlement de l’Assemblée législative (L. O. 60), la Loi sur l’Assemblée législative[i] et la Constitution elle-même[ii]. Il arrive qu’on demande à la présidente ou au président de l’Assemblée de déterminer si un projet de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député constitue un projet de loi de finances parce qu’il prévoit des dépenses publiques ou une imposition fiscale. Si la présidente ou le président juge que tel est le cas, le projet de loi est alors retiré du Feuilleton, et le processus s’arrête là.
Pourquoi des projets de loi d’intérêt « public »?
Les députées et députés de l’Assemblée législative peuvent présenter des projets de loi d’intérêt public ou privé. Les projets de loi d’intérêt privé sont notablement différents, tant pour le contenu que pour la procédure; ils concernent les intérêts privés d’une personne physique ou morale (ex. : obtenir pour telle ou telle organisation une dispense de l’application d’une loi de portée générale). C’est le particulier ou l’organisation qui demande à l’Assemblée d’examiner le projet de loi d’intérêt privé, mais celui-ci doit être déposé en Chambre par une députée ou un député. À l’Assemblée législative de l’Ontario, les projets de loi émanant d’une députée ou d’un député ordinaire sont soit d’intérêt public, soit d’intérêt privé.
Les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés ont subi des hauts et des bas à l’Assemblée législative. Au milieu du 20e siècle, la pertinence même des affaires émanant des députées et députés était remise en question. Les députées et députés produisaient et déposaient tout de même des projets de loi, mais la Chambre ne leur accordait guère d’attention. Un seul et unique projet de loi émanant d’une députée ou d’un député a été adopté par l’Assemblée entre 1955 et 1975[iii].
Toutefois, durant les années 1970, plusieurs initiatives de réforme, hautement médiatisées, ont été mises en branle pour donner plus de place à l’Assemblée et à ses membres, ce qui s’est traduit par une réforme majeure des procédures. Après 1977, les projets de loi d’intérêt privé pouvaient désormais faire l’objet d’un vote s’ils n’étaient pas bloqués; on ne pouvait plus les balayer du revers de la main par la force de l’argument. Plus tard, l’Assemblée a restreint, puis aboli les règles qui permettaient aux autres membres de la députation de bloquer le vote d’un tel projet de loi. Ces changements ont provoqué un modeste retour des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés, qui sont venus grossir le rang des projets de loi déposés et adoptés. Il demeurait cependant que la grande majorité des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés ne passaient pas à l’étape des débats, et qu’une infime partie seulement devenait loi. Dans les législatures des années 1980 et 1990, en moyenne, moins de 4 % de ces projets étaient adoptés.
Comme l’illustre le graphique ci-dessous, les dernières législatures ont vécu une hausse du nombre et du pourcentage des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés ayant reçu la sanction royale. Au cours de chacune des deux dernières législatures, l’Assemblée en a adopté plus de 30, soit un taux de succès supérieur à 10 %. Au total, près du tiers des projets de loi adoptés pendant la 42e législature étaient des projets d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député. Depuis quelques années, les affaires émanant des députées et députés occupent une place de plus en plus importante dans les travaux et réalisations de l’Assemblée.
Avant de pouvoir se lancer à plein régime dans la rédaction de leur projet de loi d’intérêt public et dans les débats qui s’ensuivent, les députées et députés doivent attendre la planification des travaux entourant leurs affaires, une étape importante pour la session parlementaire qui s’amorce.
Tirage au sort
L’ordre dans lequel sont examinés les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés est établi au début de la session parlementaire. Cet ordre est crucial, car une très faible proportion de ces projets finissent par être débattus et encore moins passent au vote. Au début de la session parlementaire, les noms de toutes les députées et de tous les députés autres que la première ministre ou le premier ministre, les ministres et la présidente ou le président sont placés dans une urne. La greffière ou le greffier de l’Assemblée législative fait un tirage au sort pour établir l’ordre de priorité. À ce stade, les députées et députés n’ont pas à préciser les projets de loi qu’elles et ils ont l’intention de déposer.
L’ordre ainsi établi peut être modifié par la suite au moyen d’une motion adoptée en Chambre. Deux députées ou députés peuvent également s’entendre pour échanger leurs positions. Pour ce faire, elles ou ils doivent remettre à la greffière ou au greffier une confirmation écrite de ce changement, laquelle doit être signée par le ou les leaders parlementaires de leur parti ou de leurs partis respectifs.
Pour qu’un sujet soit traité au cours de l’étude des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés, il doit être inscrit au Feuilleton huit jours de session avant la date de l’étude. Si la députée ou le député n’a pas inscrit de sujet, par défaut, c’est le premier projet de loi d’intérêt public admissible figurant à son nom au Feuilleton qui est désigné à l’étude, puis la première motion admissible. Si, à la date butoir, la députée ou le député n’a aucune affaire inscrite au Feuilleton, elle ou il perd sa place dans l’ordre de priorités et l’Assemblée annule la période réservée aux affaires émanant des députées et députés ce jour-là.
Collaborer ou faire cavalier seul?
La plupart des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés sont parrainés par une seule députée ou un seul député, mais depuis 2008, le Règlement autorise la présentation conjointe d’un projet de loi par deux, trois ou quatre députées ou députés. Dans ce cas, les personnes qui coparrainent le projet décident entre elles qui coordonnera le processus de rédaction et qui déposera le projet. Un projet de loi peut être mis de l’avant par des députées ou députés d’un même parti ou de partis différents. Le graphique ci-dessous montre que pendant les trois premières législatures où le coparrainage était permis, presque tous les projets de loi coparrainés étaient multipartites. La dernière législature a été marquée par une augmentation du nombre de projets coparrainés, mais la plupart d’entre eux ont été présentés par des députées ou députés d’un même parti. Ce changement reflète les modifications apportées au Règlement, qui, jusqu’en 2020, prévoyait que les projets de loi ne pouvaient être coparrainés que par au plus une députée ou un député de chaque parti reconnu et une députée indépendante ou un député indépendant. Dorénavant, quatre députées ou députés peuvent les coparrainer, tous partis confondus.
Les projets de loi d’intérêt public coparrainés ont de bien meilleures chances de passer en loi que ceux qui émanent d’une seule députée ou d’un seul député. En effet, environ le tiers de ces projets coparrainés (32 %) ont reçu la sanction royale, contre seulement quelque 5 % de ceux émanant d’une seule députée ou d’un seul député au cours de la même période. En outre, au nombre des 29 projets de loi d’intérêt public coparrainés ayant été adoptés, 26 émanaient de députées ou députés de différents partis, ce qui indique que l’appui multipartite peut être un important facteur de succès.
Projet de loi ou motion?
Les députées et députés ont le choix de soumettre un projet de résolution plutôt qu’un projet de loi. Un projet de résolution ne peut rien changer dans la loi, et ne peut en aucun cas lier le gouvernement; c’est simplement un moyen pour l’Assemblée législative d’exprimer son avis à propos d’une question. Une motion commence par la formule « Que, de l’avis de l’Assemblée, [...] », suivie habituellement du point de vue exprimé ou d’un appel à l’action succinct. Si l’Assemblée se prononce en faveur de la résolution, celle-ci devient une déclaration officielle de l’Assemblée.
Bien que la résolution n’ait pas autant d’effets directs que le projet de loi, elle peut être préférable pour plusieurs raisons. Par exemple, à défaut de pouvoir présenter un projet de loi de finances, la députée ou le député qui voudrait obtenir du gouvernement qu’il affecte des fonds peut déposer une résolution demandant au gouvernement de ce faire. La résolution permet aussi de prendre des mesures relativement rapides quand les choses bougent vite, car elle implique des procédures moins lourdes qu’un projet de loi. Les projets de résolution ont par ailleurs de meilleures chances de succès. Comme on le voit dans le graphique ci-dessous, environ un projet de résolution sur trois en moyenne a été adopté pendant les cinq dernières législatures.
Où les députées et députés prennent-ils leurs idées de projets de loi? Certaines et certains d’entre elles et eux arrivent à l’Assemblée avec des connaissances poussées dans un domaine donné, et il leur tarde de présenter un projet de loi d’intérêt public pour faire adopter de nouvelles solutions. D’autres consultent les électrices et électeurs et d’autres parties. Dans certains cas, l’inspiration vient de lois présentées ailleurs qu’en Ontario, ou encore de récents événements ou de rapports médiatiques. Enfin, il arrive souvent qu’une députée ou un député redépose son projet de loi d’intérêt public d’une session parlementaire à l’autre.
Les députées et députés et leur personnel ne sont pas seuls dans le travail consistant à repérer les problématiques d’intérêt public et à définir une solution législative. Elles et ils peuvent compter sur le soutien de leur caucus, et consulter des spécialistes externes. En outre, le Bureau de l’Assemblée met des ressources à leur disposition pour les aider dans leurs travaux législatifs.
Recherchistes et bibliothécaires de l’Assemblée
Le Service de recherche de l’Assemblée législative et la Bibliothèque de l’Assemblée législative, du Bureau de l’Assemblée, offre aux députées et députés, en toute confidentialité et impartialité, des services de recherche et d’analyse pour les aider dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires. Des bibliothécaires recherchistes y travaillent avec une équipe interdisciplinaire de recherchistes, laquelle regroupe des juristes, des politicologues et des spécialistes en politique publique d’une foule de domaines. Cette équipe les aide quotidiennement à conceptualiser, à construire et à définir les projets de loi d’intérêt public qu’elles et ils veulent proposer.
Les recherchistes de l’Assemblée législative ne donnent pas d’avis juridiques; leur soutien aux projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés se fait sous forme de recherches et d’analyses préliminaires. Voici des exemples de questions auxquelles les recherchistes répondent régulièrement :
- Quelles sont les dispositions législatives ou réglementaires déjà en place, et quelles modifications faudrait-il leur apporter pour réaliser l’objectif voulu?
- Comment la question est-elle traitée dans la législation d’autres provinces ou à l’étranger?
- L’Assemblée s’est-elle déjà penchée sur la question, par l’étude d’un autre projet de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député ou d’une autre façon?
- Quelle est l’histoire de telle ou telle partie de la loi concernée ou de telle ou telle politique publique en Ontario? Quelle est la prémisse fondamentale de cette loi ou politique?
- Que disent les médias et les parties intéressées au sujet de la question?
- Quelles preuves avons-nous de l’efficacité des différentes mesures juridiques et politiques comme solution au problème?
Si la députée ou le député le demande, les recherchistes produiront une note de service pour répondre à ses questions et lui donner le contexte nécessaire.
Bureau des conseillers législatifs
Une fois que la députée ou le député et son équipe ont étudié la question et commencé à élaborer un concept, l’étape suivante consiste à traduire ce concept en langage législatif pour produire le projet de loi. C’est le Bureau des conseillers législatifs, du ministère du Procureur général, qui rédige tous les textes législatifs soumis à l’attention de l’Assemblée, dont les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés. Les rédactrices et rédacteurs du Bureau, qui sont des juristes, travaillent avec les députées et députés et leur équipe pour produire l’avant-projet de loi.
Pour lancer le processus, l’équipe de rédaction du Bureau peut parfois demander certains renseignements à la députée ou au député, entre autres :
- une description, en texte suivi, de l’objectif du projet de loi;
- l’éventuelle existence de lois ou règlements ontariens qui portent sur la même question, et la possible nécessité d’y apporter des modifications;
- l’éventuelle nécessité d’inclure des exceptions aux nouvelles dispositions dans le projet de loi, ou de prévoir une transition, eu égard par exemple à la date d’entrée en vigueur;
- le cas échéant, les lois d’autres provinces ou pays qui ressemblent au projet de loi proposé;
- le cas échéant, les notes de service émanant du Service de recherche ou de la Bibliothèque de l’Assemblée législative.
La rédaction d’un projet de loi suit un processus itératif : l’équipe de rédaction reçoit les instructions du bureau de la députée ou du député, lui pose des questions et lui demande des précisions, puis présente l’avant-projet de loi, et révise celui-ci, chaque fois que le texte lui revient, en consultation auprès du bureau de la députée ou du député. Les rédactrices et rédacteurs étudient les difficultés juridiques que pose le projet de loi et signalent les problèmes s’il y a lieu. Par exemple, si certains éléments risquent d’enfreindre la règle interdisant les projets de loi de finances, l’équipe de rédaction peut suggérer des solutions. Si le Bureau des conseillers législatifs estime qu’il s’agit d’un projet de loi de finances qu’il faut donc retrancher du Feuilleton, le Règlement exige qu’il le signale à la greffière ou au greffier.
Une fois conçu et rédigé, le projet de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député doit suivre des étapes qui sont à peu près les mêmes que pour un projet de loi du gouvernement.
Il y a toutefois des différences. Il y a moins de temps prévu pour les débats sur ce type de projet de loi. Les affaires d’intérêt public émanant des députées et députés sont traitées, lorsque la Chambre siège, les mardi, mercredi et jeudi, en fin d’après-midi, soit après les affaires quotidiennes. La durée du débat peut dépendre de la composition du Parlement. Le débat se déroule comme suit :
- La députée ou le député qui présente la motion dispose d’un temps de parole de 12 minutes.
- Une députée ou un député de chaque parti reconnu peut prendre la parole pour 12 minutes (celle ou celui qui présente la motion peut parler au nom de son parti).
- La députée ou le député ayant présenté la motion dispose d’un temps de réponse de 2 minutes.
- La présidente ou le président peut accorder un temps de parole de 5 minutes à une députée indépendante ou un député indépendant.
Si le projet de loi est adopté en deuxième lecture, il est porté à l’attention d’un comité plénier, sauf si l’Assemblée décide plutôt de le soumettre à un comité permanent ou spécial. D’habitude, la députée ou le député à l’origine du projet de loi précise le comité auquel elle ou il souhaiterait que le projet soit soumis; une préférence généralement respectée par l’Assemblée. Au bout du compte, très peu de projets de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député sont étudiés par un comité plénier.
Le comité chargé d’étudier le projet de loi peut inviter des spécialistes, des parties intéressées et des membres du public à donner leur avis, verbalement ou en présentant un mémoire. Puis, le comité examine rigoureusement chaque disposition du projet de loi, et le remet à l’Assemblée tel quel ou amendé. Si l’Assemblée approuve le rapport du comité, le projet de loi passe en troisième lecture. Si le projet de loi est adopté par scrutin à l’issue de cette troisième lecture, il est alors transmis à la lieutenante-gouverneure pour sanction royale, et devient loi en Ontario.
Le Bureau du greffe répond rapidement aux questions des députées et députés et de leur équipe au sujet de la procédure menant à l’adoption d’un projet de loi.
Le diagramme ci-dessus illustre ce qui est arrivé à l’ensemble des projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés pendant la 42e législature de l’Ontario. Environ la moitié de ceux présentés à l’Assemblée ont été débattus en deuxième lecture, au terme de laquelle la majorité d’entre eux ont été retenus (76 %), quoique 34 projets de loi aient été rejetés avec dissidence (rejetés au scrutin après le débat de deuxième lecture). Deux projets de loi sont directement passés de la deuxième à la troisième lecture, tandis que les autres ont été étudiés par les comités. Environ 30 % des projets de loi soumis à l’attention d’un comité sont revenus à l’Assemblée. Tous les projets de loi débattus en troisième lecture ont été adoptés et ont reçu la sanction royale, de même que les deux projets de loi dispensés de l’examen des comités.
Il y a donc deux étapes où beaucoup de projets ont été enterrés : après la première lecture, et après le renvoi en comité. Dans les deux cas, c’est le manque de temps le grand responsable, l’Assemblée et les comités étant dans l’impossibilité d’étudier tous les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés.
Nous l’avons dit plus haut, les affaires d’intérêt public émanant des députées et députés demandent beaucoup de temps et d’énergie. Et de fait, des questions demeurent quant à la pertinence de l’exercice. Certes, les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés affichent un meilleur taux de succès depuis quelques années; il n’en demeure pas moins que très peu d’entre eux deviennent loi. Dans la présente section, nous allons donc examiner leurs différentes visées et fonctions, en Ontario et dans d’autres parlements du modèle de Westminster.
Faire des lois, directement
Les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés servent avant tout à créer et modifier des lois, une finalité qui se concrétise bel et bien. Avec un soutien solide au scrutin et à l’Assemblée, la députée ou le député peut lancer son projet de loi et l’amener jusqu’à la sanction royale.
Comme l’illustre le graphique ci-dessus, on observe une nette tendance dans les genres de projets de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député qui ont les meilleures chances de succès. Les projets de loi commémoratifs – déclaration par exemple d’une journée commémorative saluant la contribution d’un groupe ethnoculturel ou d’un corps de profession, ou d’une journée de sensibilisation à tel ou tel événement historique, ou à telle ou telle maladie ou autre problématique – représentent la plus grande partie et une proportion croissante des projets de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député qui finissent par devenir loi. Le graphique montre que la grande majorité de ceux récemment adoptés visait la désignation d’une journée, d’une semaine ou d’un mois commémoratif.
Les projets de loi d’intérêt public émanant des députées et députés peuvent apporter d’autres types de changements importants dans la législation. À la différence des projets de loi du gouvernement, souvent plus longs et proposant des modifications législatives multiples, ces projets, lorsqu’ils sont substantiels, sont le plus souvent adoptés lorsqu’on y propose une solution à un seul problème rigoureusement défini.
Voici quelques exemples de modifications proposées, dans plusieurs domaines des lois et politiques provinciales, par un projet de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député au cours des dernières décennies :
- Soins de santé : Limitation du recours à la contention des patients[iv]; protection de responsabilité des « bons samaritains » qui donnent les premiers soins à titre volontaire[v]; obligation pour les écoles et les conseils scolaires d’être prêts à intervenir dans les cas d’anaphylaxie[vi]; restrictions concernant la prescription de timbres de fentanyl[vii].
- Administrations locales : Élargissement des options de services policiers pour les municipalités[viii]; prolongation des heures de scrutin les jours d’élection municipale[ix].
- Transport : Nouvelles restrictions s’appliquant aux personnes reconnues coupables de conduite avec facultés affaiblies[x] et restrictions similaires s’appliquant à la navigation de plaisance[xi]; règles autorisant les pompiers conduisant un véhicule privé à signaler qu’ils répondent à une urgence incendie[xii].
- Protection du consommateur : Mécanismes de surveillance de l’industrie de la carrosserie automobile[xiii]; nouvelles règles pour les vendeurs et distributeurs de matériel agricole[xiv]; réglementation des professionnels des ressources humaines[xv].
- Infrastructure : Établissement et tenue à jour d’un seul système d’information pour le repérage des éléments d’infrastructure enfouis avant l’excavation[xvi].
- Droits de la personne : Ajout de l’identité de genre et de l’expression de genre au nombre des motifs de discrimination interdits[xvii].
La plupart des parlements du modèle de Westminster ont pu apporter d’importants changements à la législation grâce aux affaires d’intérêt public émanant des députées et députés. Comme exemple connu, au Parlement fédéral, citons le cas de la Loi sur la santé des non-fumeurs en 1986; ce projet de loi d’intérêt public émanant d’une députée devint une loi qui obligea les lieux de travail sous réglementation fédérale à devenir sans fumée. Le Conseil des ministres s’opposa au projet de loi, qui toutefois fut adopté par la Chambre des communes et le Sénat[xviii]. Plus récemment, plusieurs projets de loi émanant de députées et députés portant modification au Code criminel ont été adoptés. Dans les démocraties parlementaires du modèle de Westminster, comme le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, d’importantes réformes sociales, comme l’acceptation du mariage homosexuel, l’abolition de la peine de mort et l’établissement du vote obligatoire, ont vu le jour par suite d’un tel projet de loi.
Faire des lois, indirectement
Les députées et députés savent, par ailleurs, qu’il n’est pas nécessaire qu’un projet de loi émanant d’eux franchisse toutes les étapes du processus législatif pour instiguer un changement. Les études des parlements du modèle de Westminster tels le Canada[xix] et le Royaume-Uni[xx] nous indiquent que les projets de loi émanant de députées et députés qui sont proprement rejetés finissent souvent par influencer les orientations gouvernementales à long terme. Dans certains cas, les projets de loi enterrés refont surface comme projets de loi du gouvernement dans une session ultérieure, avec peu ou pas de modifications. Dans d’autres cas, des parties seulement en sont reprises pour être pratiquement copiées-collées dans un projet de loi du gouvernement. Les projets de loi émanant de députées et députés peuvent en outre contribuer aux pressions exercées sur le gouvernement autour d’une question donnée, en s’invitant dans le programme gouvernemental ou en attirant l’attention. Par exemple, des projets de loi successifs émanant d’une députée ou d’une députée de la Chambre des communes du Canada, qui visaient à créer un cadre d’accès à l’information, ont sérieusement contribué à convaincre le gouvernement fédéral, qui a fini par instaurer un tel cadre quelques années plus tard[xxi].
Sensibiliser et représenter les électrices et électeurs
La modification d’une loi n’est pas toujours la seule, ni même la principale raison qui amène une députée ou un député à proposer un projet de loi d’intérêt public. Il peut aussi s’agir d’attirer l’attention sur un problème local ou plus étendu, signalé du côté des électrices et électeurs et des groupes de parties prenantes. L’Assemblée offre aux députées et députés d’autres façons de soulever une question, mais les projets de loi d’intérêt public peuvent susciter un intérêt plus concret et durable, attirer l’attention des médias et poser les balises d’une solution. Ces projets de loi constituent pour les députées et députés un d’outil pour soutenir des campagnes publiques de portée générale et promouvoir des mouvements en dehors de l’Assemblée, même sans s’attendre à ce qu’une modification législative en résulte directement ou indirectement.
Promouvoir le discours législatif
Les projets de loi d’intérêt public émanant de députées et députés offrent en outre l’occasion de débattre de grandes questions publiques à l’Assemblée. Dans le courant du programme législatif principal de l’Assemblée législative provinciale, les parlementaires sont parfois limités aux seules questions qui occupent l’arène publique, c’est-à-dire celles qui sont visées par les mesures législatives gouvernementales du moment. Mais le dépôt de ces projets de loi et les débats les entourant viennent donner aux députées et députés la possibilité d’attirer l’attention sur d’autres questions importantes, et d’inviter leurs consœurs et confrères à faire de même.
Il y a près de cinquante ans, un chroniqueur de renom se plaignait de voir qu’on gaspillait le talent des députées et députés d’arrière-ban, dans ce qu’il décrivait comme « une impasse législative, avec des candidates et candidats élus pour être sitôt oubliés »[xxii]. Aujourd’hui, cette observation ne tient plus la route, car près de trente pour cent des projets de loi adoptés par les dernières législatures ontariennes étaient des projets de loi d’intérêt public émanant d’une députée ou d’un député. De plus, l’adoption du projet de loi n’est pas toujours la question. En cernant un problème et en mettant soigneusement au point une solution législative, la députée ou le député peut faire bouger les choses, directement ou indirectement, dans l’Assemblée comme dans la société.
Notes
[i] Loi sur l’Assemblée législative, 1990, art. 57.
[ii] Codification administrative des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982, art. 54.
[iii] Norman Webster, « Talent of MPPs wasted », Globe and Mail, 7 fév. 1975.
[iv]Loi de 2001 sur la réduction au minimum de l'utilisation de la contention sur les malades.
[v]Loi de 2001 sur le bon samaritain.
[vi]Loi Ryan de 2015 pour assurer la création d’écoles attentives à l’asthme.