Les Ontariennes au front contre la COVID-19
Laura Anthony et Sude Bahar Beltan | Agents de recherche
Service de recherche
Les femmes sont en première ligne du combat contre la COVID-19, formant la majeure partie du personnel de santé des hôpitaux et du milieu des soins de longue durée. Or, plusieurs facteurs viennent aggraver pour elles les effets de la pandémie : les industries les plus touchées sont des secteurs très féminins, et les femmes effectuent le gros du travail domestique non rémunéré en plus d’être plus à risque de subir de la violence familiale en temps de crise et de quarantaine. Le présent rapport dresse, au moyen de données ontariennes et canadiennes, le portrait de la contribution des femmes pendant la pandémie et des répercussions économiques et sociales de celle-ci sur elles.
La pandémie de COVID-19 a bouleversé la vie des gens partout sur le globe et rendu flagrantes les inégalités présentes dans la société. Selon les études, les femmes ont peu de chances de tomber très malades ou de mourir si elles sont exposées au coronavirus[1]. Il apparaît toutefois de plus en plus clair, comme l’affirment ONU Femmes et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qu’elles subissent différemment – et disproportionnellement – les effets de la pandémie par rapport à leurs pendants masculins.
Surreprésentées au front de la lutte contre le virus, les femmes forment la majorité du personnel de santé des hôpitaux et du milieu des soins de longue durée. Or, plusieurs facteurs viennent aggraver pour elles les effets de la pandémie : les industries les plus touchées sont des secteurs très féminins (vente au détail, tourisme, alimentation), et les femmes effectuent le gros du travail domestique non rémunéré en plus d’être plus à risque de subir de la violence familiale en temps de crise et de quarantaine. Qui plus est, les conséquences genrées de la pandémie viennent se combiner aux autres formes de marginalisation – relatives à la classe sociale, à la race, à la sexualité, etc. –pour exacerber davantage les inégalités existantes[2].
Le présent rapport dresse, au moyen de données ontariennes et canadiennes, le portrait de la contribution des femmes pendant la pandémie et des répercussions économiques et sociales de celle-ci sur elles.
Source des données : Voir note[3]. Graphisme : Recherche législative.
Soins de santé
Travailleuses et travailleurs de première ligne en santé
La majorité du personnel de première ligne en santé en Ontario sont des femmes. Par conséquent, elles ont été les premières répondantes durant la pandémie, testant et traitant les patientes et patients et, plus récemment, administrant les vaccins, le tout souvent sans grand répit. Elles forment non seulement la majorité du corps infirmier et des thérapeutes respiratoires, mais aussi du personnel assurant les soins de base, comme les aides-soignantes et aides-soignants et les préposées et préposés aux malades – des travailleuses et travailleurs reconnus pour être issus principalement des communautés immigrantes et racisées[4].
Entre les pénuries de personnel et leur charge de travail écrasante, les travailleuses de la santé sont poussées physiquement et mentalement à bout. Les études sur le bien-être global dans les professions de la santé font d’ailleurs état de taux élevés d’épuisement professionnel, de stress psychologique et de suicide[5]. Le personnel infirmier vit tout particulièrement dans la crainte constante pour sa propre santé, mais aussi celle de ses collègues, de ses proches et des patientes et patients.
Ma famille s’inquiète sans arrêt que j’attrape quelque chose au travail. Tout le monde est sur les nerfs. J’ai assez peur moi-même. Je ne veux contaminer personne, mais je ne peux pas avoir la certitude de n’avoir rien attrapé en travaillant…[6].
– Infirmière en milieu hospitalier
Beaucoup de travailleuses et travailleurs de la santé ont choisi de s’isoler de leur famille, ce qui vient bouleverser l’équilibre entre leur vie professionnelle et personnelle[7]. Si les effets à long terme de la pandémie restent un mystère, plusieurs études révèlent d’inquiétants effets sur la santé mentale : traumatismes, troubles liés au stress, dépression, anxiété[8].
Les hôpitaux étaient initialement loin d’être préparés à la pandémie. En raison de la pénurie mondiale d’équipement de protection individuelle (EPI) et des lacunes dans les plans de préparation aux situations d’urgence, ils ont manqué de respirateurs et de masques N95. Dans bien des cas, les travailleuses et travailleurs de la santé ont dû porter le même masque tout leur quart, et même le réutiliser plusieurs jours[9].
Par conséquent, elles et ils ont été exposés à des risques considérables au début de la pandémie et ont connu un taux d’infection bien plus élevé que le grand public : 20 % de tous les cas dans les six premiers mois étaient des travailleuses et travailleurs de la santé, et 81 % de ce nombre étaient des femmes[10]. Les plus touchés étaient les infirmières et infirmiers (22 %), suivis des préposées et préposés aux services de soutien à la personne (5,2 %). Tragiquement, 13 travailleuses et travailleurs de la santé ont été emportés par le virus dans les six premiers mois de pandémie[11].
Préposées et préposés aux soins de longue durée
Les foyers de soins de longue durée ontariens ont été durement frappés par le coronavirus. Ceux-ci offrent des mesures d’adaptation et des services aux adultes ayant un besoin constant de soins infirmiers et personnels, y compris de l’aide pour la plupart ou la totalité de leurs activités quotidiennes, dans un milieu supervisé. Ces foyers ont été la plus grande source d’éclosions de COVID-19 en Ontario[12]. Cinquante pour cent ont rapporté des infections, et la plupart des décès causés par le virus dans la province ont eu lieu parmi la population âgée y vivant. Les éclosions ont aussi touché le personnel, composé essentiellement de femmes et à 41 %, de minorités visibles[13].
Dans leurs témoignages, les préposées et préposés aux soins de longue durée font état de leur stress aigu au quotidien et de leur important risque de contracter le virus :
C’est vraiment traumatisant. Nous avons eu notre premier cas confirmé parmi nos bénéficiaires; malheureusement, le test s’est fait trop tard et le personnel soignant a été exposé […]. Certains de nous ont encore des problèmes de santé associés à la COVID[14].
– Préposée aux soins personnels
Les pénuries de personnel sévissent depuis le début de la pandémie, ce qui a accru la pression sur les effectifs. Dans cinq foyers aux prises avec des éclosions particulièrement graves, la province a dû recourir aux Forces armées pour aider le personnel et prodiguer des soins aux bénéficiaires. Beaucoup de personnel infirmier et de soutien à la personne s’est trouvé cloué à la maison parce qu’il avait la COVID-19 ou par crainte de l’attraper, par manque d’EPI, etc.[15] Ce manque d’équipement était particulièrement criant chez les préposées et préposés aux soins de longue durée, puisque le gros des stocks a été canalisé vers les hôpitaux[16].
Les foyers de soins de longue durée ont été le théâtre de 69,1 % des cas de COVID-19 chez les travailleuses et travailleurs de la santé en début de pandémie[17]. Une étude s’intéressant aux infections dans la population immigrante, réfugiée et nouvellement arrivée en Ontario a déterminé que sur celle-ci, 36 % des femmes ayant obtenu un résultat positif étaient des travailleuses de la santé (et près de la moitié de leur nombre étaient des immigrantes et des réfugiées en provenance des Philippines, de la Jamaïque et du Nigeria)[18]. La province a enregistré dix décès parmi le personnel des foyers de soins de longue durée dans la première année de la pandémie[19].
Garde d’enfants et éducation
Éducatrices et éducateurs en garderie
Autre secteur à dominance féminine, le milieu des garderies a aussi été durement touché par la pandémie. La majorité des centres de garde ont dû fermer leurs portes pendant des mois suivant l’annonce du premier confinement provincial et ont vu leurs sources de revenus (frais perçus auprès des parents, financement public) s’assécher ou menacer de le faire, ce qui n’a pas manqué de précariser leurs finances[20]. D’après l’Association of Day Care Operators, des centaines de centres de garde de l’Ontario sont de petites entreprises exploitées par des femmes[21]. Sans compter qu’avec les fermetures et les mises à pied, les femmes travaillant dans ce secteur déjà précaire et peu payant (le revenu médian des éducatrices et éducateurs en garderie de l’Ontario est de 35 163 $) ont vu leur gagne-pain mis à mal[22].
Plusieurs garderies ont poursuivi leurs activités durant le confinement initial afin d’assurer des services aux travailleuses essentielles et travailleurs essentiels. Une incertitude considérable planait toutefois sur les dangers d’exposition au virus et de transmission de la COVID-19 entre enfants et adultes. Nombre d’éducatrices et éducateurs en garderie, particulièrement dans les groupes vulnérables, ont mis leur santé et celle de leurs proches à risque pour assurer ces services. Les garderies ont en outre dû éponger toutes sortes de coûts pour se plier aux nouveaux protocoles sanitaires (ex. : désinfection, lavage des mains, port du masque) à même un bassin de revenu réduit (en raison des restrictions de leur capacité d’accueil).
Certains chiffres donnent à penser que le risque d’infection par un jeune enfant serait assez faible[23]. Quoi qu’il en soit, il y a eu plusieurs cas confirmés de COVID-19 dans les milieux de garde touchant les enfants comme le personnel, ce qui a forcé la fermeture de centres en application des protocoles de quarantaine[24].
Personnel enseignant
Du jour au lendemain, les enseignantes et enseignants de l’élémentaire et du secondaire ont dû passer à l’enseignement à distance pour respecter l’ordonnance de confinement provinciale. Il leur a été difficile d’ajuster leurs méthodes en si peu de temps, compte tenu de leur manque d’expérience à donner des cours à distance. Les conseils scolaires ont aussi eu bien des problèmes à garantir que tous les enfants aient la technologie nécessaire. La majorité du corps enseignant à l’élémentaire étant des femmes, beaucoup ont dû enseigner tout en s’occupant de leurs enfants. On a aussi sonné l’alarme quant aux nouvelles difficultés scolaires des jeunes, en particulier dans les communautés racisées.
La rentrée s’est faite physiquement en septembre 2020, mais les enseignantes et enseignants s’inquiétaient des problèmes de leur environnement de travail, comme l’effectif des classes et la ventilation. Les parents pouvaient aussi opter pour l’apprentissage à distance pour leurs enfants, un choix qu’environ 20 % à 30 % ont fait[25]. Avisé qu’il devait être prêt en tout temps à un nouveau confinement, le personnel enseignant a dû faire le double travail de préparer les cours à la fois pour l’enseignement en classe et à distance. Les enseignantes et enseignants ont donc fait état de leur stress et leur épuisement face à ce modèle de scolarité hybride et aux risques sanitaires généraux que représentent les cohortes nombreuses et les salles de classe bondées[26].
Autorités sanitaires
Les Canadiennes ont aussi contribué à la lutte contre la pandémie par leur présence parmi les autorités sanitaires. Sept des quatorze médecins hygiénistes en chef provinciaux et nationaux sont des femmes. En Ontario, la médecin hygiéniste en chef adjointe ainsi que 48 % des médecins hygiénistes municipaux sont des femmes : une source de fierté et d’inspiration pour les professionnelles de la médecine[27]. La Fédération des femmes médecins du Canada a déclaré que ces femmes en position d’autorité « s’affichent en défenseures de la santé publique féroces[, mais aussi] posées, expertes et compatissantes, ce qui les rend particulièrement aptes à influencer le changement »[28]. Tout au long de cette crise sans précédent, elles auront vulgarisé de l’information complexe, rassuré le pays, et servi et guidé la population.
En Ontario, les femmes sont plus susceptibles que les hommes de contracter la COVID-19; elles sont aussi plus nombreuses à en décéder[29]. C’est pourtant tout l’inverse dans le reste du monde, où les hommes risquent généralement davantage d’être atteints et de périr de la maladie. Une explication possible serait qu’en Ontario, il y a plus de femmes dans les foyers de soins de longue durée – où ont eu lieu une grande proportion des décès dus à la COVID-19. Une autre serait que les décès des hommes emportés par la maladie pourraient être attribués à d’autres causes, comme les cardiopathies[30]. Outre les conséquences sur le plan de la santé, le coronavirus a aussi frappé les Ontariennes économiquement et socialement.
Conséquences économiques
Selon la Chambre de commerce de l’Ontario, « les répercussions économiques [de la COVID-19] ont été immédiates, graves, et disproportionnellement encaissées par les femmes »[31]. Il apparaît en effet que les contrecoups de la pandémie sur l’économie viennent exacerber les inégalités existantes.
Variation de l’emploi en Ontario (chez les 25 à 54 ans)
Février à décembre 2020
Source des données : Statistique Canada, tableau 14-10-0017-01, Caractéristiques de la population active selon le sexe et le groupe d'âge détaillé, données mensuelles non désaisonnalisées (x 1 000). Graphisme : Recherche législative.
Effets immédiats
Nombre d’économistes voient les répercussions économiques de la COVID-19 comme une récession « au féminin », citant ses effets délétères sur la participation des femmes au marché du travail et leur prospérité économique future. Au lendemain de la pandémie, leur présence sur le marché du travail a chuté à 55 %, le taux le plus bas en plus de 30 ans[32]. En mars 2020 en Ontario, les femmes de 25 à 54 ans avaient perdu deux fois plus d’emplois que leurs pendants masculins[33].
Les femmes sont surreprésentées dans les secteurs les plus touchés par les restrictions sanitaires, à savoir le milieu de la vente et des services : hôtellerie, restauration, commerce de détail, tourisme et autres industries impliquant des contacts en personne[34]. Les pertes d’emplois dus à la COVID-19 ont aussi suivi les clivages raciaux et socioéconomiques, les femmes racisées (noires et asiatiques, en particulier), jeunes et défavorisées ayant été les plus touchées[35].
Malgré la relance économique de l’Ontario à l’été 2020, les femmes ont récupéré leurs emplois moins rapidement que les hommes : entre avril et août 2020, les seconds ont regagné un peu plus de 200 000 emplois là où les premières n’en ont retrouvé que 131 700[36]. Les femmes sont aussi plus nombreuses que les hommes à devoir se satisfaire d’heures de travail réduites (d’au moins la moitié) à cause de la COVID-19[37]. L’emploi languit sous les niveaux d’avant la pandémie chez les Autochtones (déclin de 7,8 % entre février et décembre 2020) par rapport aux autres Canadiens (2,1 %); qui plus est, les femmes autochtones ont connu une réduction de l’emploi plus marquée que les hommes autochtones (8,0 % contre 3,2 % pour l’année en décembre 2020)[38].
Répercussions à long terme
Les répercussions à long terme sur l’emploi des femmes sont difficiles à prédire étant donné que la crise économique et sanitaire se poursuit. Les économistes craignent que toutes ces disparités rendent les femmes plus vulnérables aux pertes d’emploi que les hommes, et que certaines « se retirent » entièrement du marché du travail. Au Canada, un peu moins de la moitié des femmes qui ont perdu leur emploi entre février et mai 2020 (et un tiers de celles qui l’ont perdu entre février et juin) n’ont pas activement cherché de travail à l’été 2020[39].
Le portrait est particulièrement sombre pour les mères: entre mars 2020 et janvier 2021, douze fois plus de mères que de pères ont quitté leur emploi pour s’occuper de leurs enfants d’âge scolaire ou préscolaire.[40] En novembre 2020, environ 30 000 mères monoparentales de moins que l’an dernier étaient employées au pays.
Les mises à pied et pertes de revenus dues à la COVID-19 menacent d’enfoncer certaines femmes dans la pauvreté. Avant la pandémie, les Canadiennes avaient des emplois plus précaires que les Canadiens : environ 6 sur 10 travaillaient au salaire minimum, et elles étaient deux fois plus susceptibles que leurs pendants masculins de travailler à temps partiel (26 % contre 13 %)[41]. Ce risque est aggravé pour les femmes autochtones, noires, racisées, handicapées, âgées, nouvellement arrivées au Canada et/ou membres de la communauté LGBTQ2S+[42]. La pauvreté étant aussi un déterminant social de la santé, les populations déjà marginalisées sur le plan du revenu sont touchées de manière disproportionnée par la COVID-19 en Ontario[43].
En septembre 2021, l’emploi chez les femmes âgées de 25 à 54 ans avait atteint les niveaux d’avant la pandémie, tandis que chez les femmes âgées de 55 ans et plus, il continuait d’accuser un retard. Avec la rentrée scolaire, le taux d’emploi et le nombre moyen d’heures travaillées des mères d’enfants en bas âge sont également revenus aux niveaux d’avant la pandémie.
Travail domestique non rémunéré
La pandémie a creusé le fossé déjà inéquitable de la division du travail domestique non rémunéré au Canada[44]. En 2015, les femmes du pays accordaient en moyenne 3,9 heures par jour au travail non rémunéré comme activité principale, soit 1,5 heure de plus que les hommes[45]. Elles assument ce « second quart de travail » à titre de mères, de conjointes et de filles. Le devoir de s’occuper des enfants, traditionnellement féminin, s’est alourdi avec la fermeture des garderies et des écoles et le passage à l’apprentissage à distance. Étant donné la situation désastreuse dans bon nombre de milieux de soin collectifs, certaines familles ont rapatrié leurs êtres chers pour prendre soin d’eux à domicile – une autre charge qui retombe principalement sur les épaules des femmes. Et pour compliquer encore leur situation, les femmes se retrouvent la plupart du temps à devoir accomplir simultanément du travail rémunéré et non rémunéré étant donné la manière dont se fait le travail à la maison. Selon les études, ce fardeau pèse surtout pour les travailleuses et travailleurs essentiels (infirmières et infirmiers; éducatrices et éducateurs en garderie; enseignantes et enseignants; professionnelles et professionnel de la santé; etc.), qui sont beaucoup plus nombreux que les autres répondantes et répondants à rapporter la hausse de leurs tâches domestiques et responsabilités familiales non rémunérées[46].
Les femmes vivent ainsi un stress émotionnel ainsi qu’un épuisement mental et physique plus importants que les hommes[47]. Selon un sondage national, elles sont plus susceptibles de penser à quitter leur emploi vu les responsabilités familiales qui leur échoient avec la pandémie[48]. Cela recoupe peut-être en partie la question du potentiel de gains inférieur de la femme dans bien des couples hétérosexuels.
Au pays, la pandémie a eu des conséquences encore plus graves sur les femmes racisées, celles-ci étant deux fois plus à risque que leurs homologues non racisées de passer moins de temps à leur travail rémunéré ou de cesser de chercher un tel travail à cause de leurs tâches domestiques[49]. Les Canadiennes et Canadiens noirs (55 %) et autochtones (49 %) avaient aussi plus tendance que leurs compatriotes non racisés (34 %) à dire souffrir émotionnellement de l’alourdissement de leur fardeau de travail familial[50].
Les défenseures et défenseurs de l’égalité des genres dénoncent un recul en raison de la pandémie, celle-ci ayant arraché aux femmes des ressources qui leur permettaient de jouir d’un certain pouvoir et d’une certaine indépendance, comme leur revenu, leur accès aux services de garde d’enfants et leur prestige public[51].
Violence familiale
Il est bien connu que des facteurs comme l’isolement social, la perte d’un emploi ou de revenus ainsi que l’accroissement du stress et de l’anxiété font augmenter le risque de violence familiale. Avec la pandémie, les conditions sont funestement propices à l’explosion des comportements contrôlants et violents derrière des portes closes[52]. Les intervenantes et intervenants qualifient de « pandémie fantôme » la récente flambée de violence envers les femmes qui s’observe à l’échelle mondiale dans l’ombre de la COVID-19.
Variation perçue dans le nombre de victimes de violence familiale servies depuis le début de la pandémie, 2020 (% des réponses)
Source des données : Statistique Canada, La pandémie de COVID-19 et ses répercussions sur les services aux victimes au Canada[53]. Graphisme : Recherche législative.
Comme on l’a vu ci-dessus, une enquête de Statistique Canada sur les services aux victimes (assurés au pays par la police, les tribunaux, les organismes communautaires et les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) révèle que plus de la moitié des répondantes et répondants ont signalé une augmentation du nombre de victimes de violence familiale au cours des premiers mois de la pandémie. D’autre part, cette même enquête montre une diminution significative (46 %) des nouveaux dossiers, principalement attribuable à la difficulté accrue de trouver et de recevoir de l’aide pendant la crise[54] : peur de contracter le virus lors de la réception des services; absence des technologies nécessaires; manque d’intimité ou d’espace pour passer des appels confidentiels; préoccupations plus urgentes pour subvenir aux besoins de base; manque d’espace ou de disponibilité dans les refuges pour femmes en raison des protocoles sanitaires[55].
Une autre enquête nationale, menée auprès d’un bassin de 376 répondantes et répondants travaillant dans des refuges et maisons de transition lors du premier confinement, a révélé que la violence sexiste se fait plus grave et plus fréquente. Près de 40 % des réponses signalaient une plus grande prévalence et gravité de la violence, dont une multiplication des cas de strangulation et autres agressions physiques graves. Les taux de dépression, d’anxiété, d’idéation suicidaire et d’automutilation étaient aussi en hausse chez les survivantes et survivants[56].
Pendant que la majorité des services et magasins étaient fermé[s] au publi[c, il était difficile] de nous contacter, car si on est à la maison avec notre agresseur, il est difficile de téléphoner ou [d’]envoyer un message. Cela a augment[é] le sentiment d’être prise au piège, sans avoir d’autres options[,] et augment[é] l’anxiété vécu[e][57].
– Membre du personnel dans le secteur de la violence familiale
Les intervenantes et intervenants ajoutent leurs mises en garde concernant l’effet précipitant de la pandémie sur la violence sexiste à l’égard des personnes qui s’inscrivent dans la diversité des races, genres et statuts d’immigration. D’après une enquête de Statistique Canada, ce sont 13 % des femmes autochtones qui rapportent un certain degré d’inquiétude (se disent « quelque peu », « beaucoup » ou « énormément » inquiètes) concernant la violence familiale dans leur foyer, par rapport à seuls 5 % des femmes non autochtones[58].
Santé mentale
La pandémie a, de manière généralisée, mis à mal la santé mentale des femmes comme des hommes. L’isolement a accru le sentiment de solitude et la dépression; la perte de revenus a causé un stress financier; et les ordonnances de confinement ont fait s’effriter les relations interpersonnelles, en plus de venir ajouter des fardeaux quant au soin des enfants et des personnes âgées. Reste que le tout semble peser davantage sur les femmes que sur les hommes.
La proportion de femmes qui se dit en excellente ou en très bonne santé mentale reste encore et toujours inférieure à celle des hommes (52 % contre 58 %)[59]. Dans une étude récente, le Centre de toxicomanie et de santé mentale constate que les femmes sont plus susceptibles que les hommes de déclarer qu’elles ressentent un degré modéré ou élevé d’anxiété (24,3 % contre 17,9 %) et de solitude (23,3 % contre 17,3 %)[60]. L’équipe de recherche conclut que ce sont les femmes et les personnes qui ont des enfants qui souffrent le plus de problèmes de santé mentale en raison de la COVID-19[61].
Les études qui se penchent sur le fardeau de toutes ces préoccupations ont révélé que les femmes (en particulier les immigrantes) expriment généralement plus d’inquiétude que les hommes concernant le risque de contracter la COVID-19 et les répercussions économiques sur leur famille[62]. C’était d’autant plus vrai pour les femmes autochtones : 46 % d’entre elles rapportent que leur quotidien est assez ou extrêmement stressant, et 48 % font état de symptômes évocateurs d’un trouble d’anxiété généralisée modéré ou grave[63].
La pandémie a exposé les inégalités dans les systèmes socioéconomiques et affecté les femmes plus durement que les hommes. Actives au front de la lutte contre le virus, les femmes assurent les soins et services dans les hôpitaux, les foyers de soins de longue durée, les écoles et les garderies. Les forces d’intervention de l’Ontario dans cette crise sanitaire sont aussi racisées : les femmes de minorités visibles constituent une importante proportion du personnel en milieu hospitalier et de soins de longue durée, et par conséquent, des cas de COVID-19.
Pendant le gros de la pandémie, les travailleuses qui sont aussi mères ont dû simultanément travailler à domicile et s’occuper de leurs enfants, voire aussi de parents âgés, ce qui en a mené plusieurs à l’épuisement professionnel. Beaucoup ont aussi vu leurs heures de travail baisser et certaines – particulièrement les mères monoparentales –, ont quitté le marché du travail, un revers pour la prospérité économique à long terme des femmes. Quant aux femmes racisées occupant des emplois précaires, la pandémie menace de les enfoncer davantage dans la pauvreté. Enfin, la crise met à mal la santé mentale des femmes encore plus durement que les celle des hommes, et la violence sexiste se fait à la fois plus grave et plus fréquente.
Notes
[1] George M. Bwire, « Coronavirus: Why Men are More Vulnerable to Covid-19 Than Women? », SN Comprehensive Clinical Medicine, vol. 2, 2020.
[2] Jasmine Ramze Rezaee, An Intersectional Approach to COVID-19 She-Covery, YMCA Toronto, mai 2020, p. 2.
[3] Source de chaque statistique : « 92 % des infirmières et infirmiers » – Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario, Membership Statistics Report 2017; « 90 % des préposées et préposés aux services de soutien à la personne (PSSP) » – Ontario, « Effectifs des foyers de soins de longue durée », 2020; « 97 % des éducatrices et éducateurs en garderie » – R.A. Malatest & Associates Ltd., Étude sur la main-d’œuvre du secteur de la petite enfance et de la garde d’enfants, décembre 2017; « 84 % des enseignantes et enseignants de l’élémentaire » – Ontario, « Nombre d’éducatrices/d’éducateurs en équivalent temps plein selon le sexe et le conseil scolaire en Ontario », catalogue de données, 2019-2020.
[4] Martin Turcotte et Katharine Savage, « La contribution des immigrants et des groupes de population désignés comme minorités visibles aux professions d’aide-infirmier, d’aide-soignant et de préposé aux bénéficiaires », Statistique Canada, 22 juin 2020.
[5] Jacob Shreffler et al., « The Impact of COVID-19 on Healthcare Worker Wellness: A Scoping Review », Western Journal of Emergency Medicine, vol. 21, no 5 (septembre 2020).
[6] James T. Brophy et al., « Sacrificed: Ontario Healthcare Workers in the Time of COVID-19 », New Solutions: A Journal of Environmental and Occupational Health Policy, vol. 30, no 4 (2020), p. 272.
[7] OCDE, Women at the core of the fight against COVID-19 crisis, avril 2020.
[8] Sonja Cabarkapa et al., « The psychological impact of COVID-19 and other viral epidemics on frontline healthcare workers and ways to address it: A rapid systematic review », Brain, Behavior, and Immunity – Health, vol. 8 (2020).
[9] Brophy et al., p. 273.
[10] Ibid., p. 268.
[11] Santé publique Ontario, La COVID-19 parmi les travailleurs de la santé en Ontario, juin 2020, p. 3, 10.
[12] Ontario, « Tout l’Ontario : nombre de cas et propagation », 15 janvier 2021.
[13] Ontario, Effectifs des foyers de soins de longue durée, 30 juillet 2020.
[14] Brophy et al., p. 271.
[15] Liam Casey, « ‘We still have an acute staffing shortage,’ Ontario’s long-term care commission hears », CBC News, 16 octobre 2020.
[16] Commission d’enquête sur la COVID-19 dans les foyers de soins de longue durée, Ontario Long-Term Care Clinicians (OLTCC), transcription de la rencontre du mercredi 30 septembre 2020, p. 24.
[17] Santé publique Ontario, La COVID-19 parmi les travailleurs de la santé en Ontario, p. 1.
[18] A. Guttmann et al., COVID-19 in Immigrants, Refugees and Other Newcomers in Ontario, ICES, septembre 2020, p. ix.
[19] Ontario, Réponse de l’Ontario au COVID-19, statistiques en date du 22 février 2021. À noter que le nombre de décès de travailleuses et travailleurs de la santé dans les foyers de soins de longue durée pour les six premiers mois de la pandémie est aussi comptabilisé dans le nombre total de décès de travailleuses et travailleurs de la santé rapporté plus tôt dans le présent document (il y a chevauchement).
[20] La province a ordonné aux centres de garde de cesser de demander des paiements aux parents pendant leur fermeture. Voir Martha Friendly et al., Canadian Child Care: Preliminary Results from a National Survey During the COVID19 Pandemic, Childcare Resource and Research Unit, 30 juin 2020, p. 4.
[21] Association of Day Care Operators of Ontario, Reopening Delayed or Uncertain for Many of Ontario’s licensed Child Care Centres, 29 juin 2020.
[22] Martha Friendly et al., Early Childhood Education and Care in Canada 2019, Childcare Resource and Research Unit, décembre 2020, p. 83.
[23] Walter S. Gilliam et al., « COVID-19 Transmission in US Child Care Programs », Pediatrics, vol. 147, no 1 (2021).
[24] Ontario, « Cas de COVID-19 dans les écoles et les services de garde d’enfants ».
[25] Nick Boisvert, « Significant percentage of GTA students to begin school year online over COVID-19 concerns », CBC News, 18 août 2020.
[26] Jennifer Chevalier, « Some eastern Ontario teachers 'burnt out' by added stress of pandemic », CBC News, 28 octobre 2020.
[27] Sadiya Ansari, « Canada’s chief medical officers put women’s leadership in spotlight », Policy Options, 2 avril 2020.
[28] Meagan Fitzpatrick, « Chief medical officers are leading Canada through COVID-19 crisis—and many are women », CBC News, 2 avril 2020.
[29] Ontario, « Tout l’Ontario : nombre de cas et propagation », 15 janvier 2021.
[30] Dave Seglins et al., « We looked at every confirmed COVID-19 case in Canada. Here’s what we found », CBC News, 23 septembre 2020.
[31] Claudia Dessanti, The She-Covery Project: Confronting the Gendered Economic Impacts of COVID-19 in Ontario, Chambre de commerce de l’Ontario, 2020, p. 8.
[32] Dawn Desjardins et al., « Pandemic Threatens Decades of Women’s Labour Force Gains », RBC Economics, juillet 2020.
[33] Statistique Canada, « Caractéristiques de la population active selon le sexe et le groupe d’âge détaillé, données mensuelles non désaisonnalisées (x 1 000) ».
[34] Desjardins et al.
[35] Dessanti, p. 9.
[36] Ibid, p. 8.
[37] Statistique Canada, « La COVID-19 au Canada : le point sur les répercussions sociales et économiques après six mois », octobre 2020.
[38] Statistique Canada, « Enquête sur la population active, décembre 2020 », 8 janvier 2021.
[39] Desjardins et al.
[40] Dawn Desjardins and Carrie Freestone, Double Jeopardy, RBC Economics, March 4, 2021.
[41] Dominique Dionne-Simard et Jacob Miller, « Un maximum d’informations sur les travailleurs au salaire minimum : 20 ans de données », Statistique Canada, 11 septembre 2019; Martha Patterson, « Qui travaille à temps partiel et pourquoi? » Statistique Canada, 6 novembre 2018.
[42] Heather McGregor et Jasmine Ramze Rezaee, « A feminist approach to ending poverty after COVID-19 », Options politiques, mai 2020.
[43] Santé publique Ontario, La COVID-19 en Ontario : un regard sur la précarité économique, 15 janvier 2020 au 3 juin 2020.
[44] Oxfam Canada, « 71 per cent of Canadian women feeling more anxious, depressed, isolated, overworked or ill because of increased unpaid care work caused by COVID-19: Oxfam survey », 18 juin 2020.
[45] Statistique Canada, Emploi du temps : la charge de travail totale, le travail non rémunéré et les loisirs.
[46] Oxfam, Le travail de soin aux temps du coronavirus, juin 2020, p. 5.
[47] Léger, Oxfam Omni Report (rapport basé sur un sondage mené en ligne auprès de 1 523 Canadiennes et Canadiens entre les 5 et 7 juin), 9 juin 2020, p.15.
[48] Ryan Flanagan, « Discouraging: Survey shows 1 in 3 Canadian women have considered quitting their jobs », CTV News, 10 septembre 2020.
[49] Léger, p. 6.
[50] Ibid., p. 17.
[51] Michelle Ghoussoub, « COVID-19 exacerbated violence against women. Frontline workers want essential service funding », CBC News, 6 décembre 2020.
[52] Mary Allen et Brianna Jaffray, « La pandémie de COVID-19 et ses répercussions sur les services aux victimes au Canada », StatCan et la COVID-19 : Des données aux connaissances, pour bâtir un Canada meilleur, 30 juillet 2020; ONU Femmes, « La violence à l’égard des femmes, cette pandémie fantôme », 6 avril 2020.
[53] Étant donné la nature non représentative de l’échantillon, les conclusions de l’étude ne reflètent pas tous les services aux victimes du Canada.
[54] Allen et Jaffray.
[55] Association canadienne contre la violence et Anova, Pandemic meets pandemic: Understanding the impacts of COVID-19 on Gender-Based Violence Services and Survivors in Canada, p. 11-12 (résumé français : https://endingviolencecanada.org/wp-content/uploads/2020/08/Executive-Summary.FR_.pdf).
[56] Ibid., p. 9-10.
[57] Association canadienne contre la violence et Anova, op. cit., p. 10 (page 2 du résumé français).
[58] Statistique Canada, La COVID-19 au Canada : le point sur les répercussions sociales et économiques après six mois, octobre 2020.
[59] Ibid.
[60] Centre de toxicomanie et de santé mentale, COVID-19 pandemic adversely affecting mental health of women and people with children, octobre 2020.
[61] Ibid.
[62] Elizabeth Goodyear-Grant et al., « Concern about pandemic differs across gender and race lines », Options politiques, mai 2020.
[63] Paula Arriagada et al., « Les Autochtones et la santé mentale durant la pandémie de COVID-19 », Statistique Canada, 23 juin 2020.